Audrey Leprince & Emeric Thoa – The Game Bakers

Illustration réalisée par Idx’Art

 

J’ai eu l’opportunité de m’entretenir avec Audrey Leprince dans un premier temps, et Emeric Thoa un peu plus tard. Ces deux personnes ont cofondé le studio The Game Bakers, basé à Montpellier, à l’origine d’un jeu nommé Furi, où l’on doit enchaîner des combats de boss, le tout emballé avec des graphismes et des musiques marquants. C’était d’ailleurs l’occasion de parler de leurs précédentes productions, de la philosophie du studio, et de leur vision du marché du jeu vidéo. Leurs réponses ont été compilées afin de rendre la lecture plus confortable. Retrouvez ci-après la retranscription de ces entretiens. C’est parti !

 

Hello !
Audrey Leprince : Salut !

Emeric Thoa : Salut !

Est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ?
Je suis Audrey Leprince, et je suis la co-fondatrice de The Game Bakers. Je m’occupe de ce que j’appelle l’executive production, c’est à dire tout ce qui est périphérique au projet, avec le financement, la communication, et la stratégie de la boîte. Je m’occupe également, dans les créations, de tout ce qui est univers, histoire, dialogues, et personnages.

Avec Audrey, je dirige aussi The Game Bakers, mais je m’occupe en particulier de la direction créative et de la production du jeu au jour le jour. Je fais le chef de projet et le game designer en quelque sorte. J’ai été très influencé par les jeux japonais de ma jeunesse, et ça a tendance à se ressentir dans le style de nos jeux. J’aime beaucoup les jeux avec des personnages forts !

Avant The Game Bakers, Audrey, t’as pas mal bossé chez Ubisoft, où t’as un peu écumé toutes leurs filiales mondiales ?
(rires) J’ai commencé chez Quantic Dream, et après dans une autre petite boîte française. En fait, j’avais une passion qui était l’Asie en général, et la Chine en particulier, et à l’époque, il y avait surtout Ubisoft qui était accessible. J’ai passé sept ans à Ubisoft, dont six en Chine, à Shanghai. Je suis revenu en France peu avant de monter The Game Bakers.

Et justement, quelle était l’idée fondatrice de The Game Bakers ?
Pour Emeric comme pour moi, après avoir passé beaucoup de temps sur des grosses productions qui duraient de longues années – deux , trois, quatre ans – avec des équipes de deux ou trois cent personnes, avec des gens à travers cinq continents, on avait envie de se remettre à faire des productions plus concentrées, d’aller plus vite, d’avoir une plus petite équipe avec des gens à 100 % responsabilisés dans leur travail. Mais le but était aussi d’avoir une complète liberté créative, de pouvoir faire les jeux qu’on avait envie de faire, sans avoir de comptes à rendre à personne.

En regardant votre site web, avec le laïus accompagné du slogan « on fait des jeux comme on fait à manger  » , je trouve que c’est un discours qui fait un peu écho avec un autre studio que j’avais rencontré, Spiders, qui se définissent comme des artisans. Là, c’est un peu le même esprit finalement ?
Ouais, c’est vrai. Je ne savais pas que Spiders avait ce genre de philosophie aussi, mais oui, absolument, des artisans. On fait les choses bien, comme on a envie de les faire. Ça prend peut-être le temps que ça prend, même si on est relativement efficace et qu’on sort des jeux mobile tous les ans. Un jeu comme Furi, ça nous a pris deux ans ; on ne traîne pas trop non plus, car il y en a d’autres qui prennent plus de temps. (rires) Mais ouais, c’est cet espèce d’amour du produit fini. Je pense que tout le monde l’a dans cette industrie, même dans des grosses boîtes comme Ubisoft.

Selon votre philosophie, la distance ne doit pas être une contrainte non plus…
Oui. Pour ma part, j’avais déjà beaucoup travaillé avec des studios à l’international chez Ubisoft, mais c’est aussi parce qu’on avait envie de travailler avec des gens qui n’étaient pas forcément au même endroit que nous. D’ailleurs, Emeric et moi on n’a jamais travaillé dans la même ville. Moi j’étais à Paris, et lui à Montpellier. Je suis en Suède maintenant, et j’étais à Lyon avant. Je bouge beaucoup. On avait aussi notre directeur technique, Nam Hoang, qui était à Shanghai, puis qui voulait rentrer vivre à Montréal parce qu’il était de là bas. On ne voulait absolument pas se limiter, et on s’est organisé pour que ça se passe bien comme ça. C’est devenu une véritable force, parce que ça nous a permis de travailler avec des talents qui n’étaient pas du tout au même endroit que nous. On n’a pas eu à leur demander de tout arrêter dans leur vie en leur demandant de venir nous rejoindre à tel endroit. C’est une force, mais c’est aussi difficile, parce qu’il faut trouver les gens avec qui ça fonctionne bien, qui savent travailler de manière autonome…

… Une bonne organisation, et de la communication.
Ouais, c’est ça, mais il faut aussi des profils. Il y a des gens qui n’aiment pas être tout seul chez eux, et il y en a qui adorent ça. Faut juste trouver les bonnes personnes.

Dans le making-of de Furi qui a été diffusé il y a peu, il y a une phrase qui a été dite par Emeric, et que j’estime que l’industrie devrait se répéter en boucle tel un mantra : « on ne cherche pas à plaire à tout le monde  » …
(rires) Ouais, c’est une grosse direction pour nous. Je pense aussi que c’est plus facile à faire quand on est une petite boîte, qu’une grosse entreprise ou un gros publisher. On n’a pas de décideurs, donc c’est nettement plus facile de tenir la barre quand peu de gens ont un pouvoir de décision. Mais c’est là où on peut voir la rareté et la brillance de grands leaders créatifs. Un mec comme Kojima, malgré la taille des équipes et des compagnies, il arrive à imposer une vision. On ne plait pas à tout le monde, mais au final, ce n’est pas parce qu’un jeu a été conçu pour plaire à tout le monde que ça va fonctionner. Souvent, le consensus…

… C’est un truc mou.
Ouais, et ça fait perdre de l’intérêt.

Du coup, vous avez commencé à 2010 avec Squids, qui est un tactical RPG dispo sur l’App Store et Google Play. Premier projet, qui était donc une création, et pas un jeu de commande.
Ouais. On a tout le temps – à part pour les Tortues Ninja, mais on pourra en reparler plus tard – travaillé sur des créations originales. C’était l’idée, d’enfin pouvoir faire les jeux qu’on avait en tête, d’avoir une relation directe avec le marché et les joueurs. Ça a été rendu possible avec les plateformes mobile et la simplification de la distribution digitale, que ce soit avec l’App Store ou Google Play, et puis maintenant c’est valable pour beaucoup d’autres, avec Steam, ou sur Playstation et Xbox. Tout ça est soudainement devenu possible dans les années 2010, de faire des jeux, de les distribuer, et de les publier soi-même, tout en ayant accès à un marché suffisant.

Squids a d’ailleurs eu son petit succès, puisque les ventes ont bien fonctionné…
… Oui c’était un succès. Il était dans le top de l’App Store français, payant à l’époque en 2010. On a eu environ deux millions de downloads sur Squids, même s’il y a eu beaucoup de downloads gratuits. Le problème avec Squids et les jeux mobiles suivants, c’est qu’on est arrivé au moment où le marché mobile traditionnel tendait vers le freemium, ce qui devenait très très difficile. Il y avait aussi une sur-saturation…

… Justement, c’était déjà un petit exploit en soi, au vu du nombre d’applis et de jeux disponibles sur les plateformes mobile.
Oui, et ça ne s’est pas arrangé depuis. C’est encore pire ; on retrouve la même chose maintenant sur Steam et Playstation.

C’est effectivement en train de suivre la même voie. Les consommateurs étant de plus en plus volatiles sur ces plateformes, et au-delà de l’effet d’annonce à la sortie du jeu, c’est quoi votre petit truc en plus pour ne pas sombrer dans l’oubli ?
Je crois qu’on n’est pas à l’abri de ça. Déjà, nous, on ne fait pas du tout des jeux freemium, ou des jeux à logique où il faut que tu restes longtemps, en construisant une communauté. On fait plutôt des jeux à expérience, relativement courts, que ce soit Squids ou encore plus Furi. Tu vas y jouer une fois, mais tu vas en garder un souvenir ; on n’est pas du tout en compétition avec des jeux qui demandent un investissement en temps qui soit quotidien. Par contre, on se bat comme les autres pour avoir de la visibilité, pour capturer l’attention des joueurs, et qu’ils achètent notre jeu pour qu’on puisse en faire d’autres par la suite. Il y en a des centaines qui sortent chaque semaine. Donc nous notre recette pour ça – et j’aimerais bien te dire qu’on a la recette et que ça fonctionne à 100 %, mais on n’en est pas encore là – c’est d’essayer de faire de plus en plus de jeux… pointus. Tu vois bien l’évolution entre Squids, Combo Crew, et Furi ; ils sont très différents, mais ils sont tous marquants dans leur genre.

Furi, c’était quoi ? C’était un gameplay hyper focus avec que du boss fight, une direction artistique où tu te demandes « mais c’est quoi cet OVNI ?  » , et une musique où tu ne peux pas passer à côté. Il se trouve qu’après c’est devenu un jeu difficile et exigeant, mais ce n’était pas forcément notre idée de départ ; c’est arrivé lorsqu’on a eu une vrai richesse de gameplay qui nous portait dans cette direction. Notre idée, c’était qu’on ne pouvait pas tout faire bien, on ne peut pas se mettre au niveau d’un Rockstar ou d’un Ubisoft, ou même encore de plus grosses équipes d’indépendants, donc il fallait qu’on fasse un truc très bien, au-dessus des autres. On est resté très ambitieux sur un ou deux points sur lesquels on va être très forts. Non, on ne va pas faire un monde ouvert, non, on ne va pas proposer des upgrades d’arme, non, il n’y aura pas plusieurs personnages à jouer… Tous ces choix auraient renforcé le concept initial, mais on est resté sur notre scope.

D’ailleurs, pour revenir sur Squids et la visibilité, partir sur du trans-media comme vous l’avez fait (une bande-dessinée, une série TV, avec Furi il y a même eu un concert…), c’est une manière de les conserver sur le devant de la scène ?
Pour Squids, c’était les débuts, et quand tu regardes, t’as envie de faire une série TV avec eux… En plus, on l’avait conçu comme une tétralogie. Quand on a conçu l’univers, on avait énormément d’histoires à raconter. Puis, on s’est fait approcher pour faire des comic-books, tandis que les droits pour une série TV ont été achetés…

… Ah OK ! Je pensais que c’était de votre initiative.
Bah on essayait de voir s’il y avait des choses à faire, mais c’est surtout que ça rencontrait beaucoup d’enthousiasme. Au final, on s’est aperçu que les éditeurs et diffuseurs surfent sur des IP, et ils ne sont pas vraiment là pour les développer. Donc finalement, excepté une série de dix BD numériques sur iOS, ça n’a rien donné pour Squids. La série TV, les droits d’adaptation ont été achetés par une boîte qui s’est assis dessus, donc je pense que c’est un projet qui ne verra jamais le jour. Il y en a même qui achètent de manière préventive pour éviter que tu le fasses ; c’est terrible tu vois, parce qu’ils ont une autre IP qui potentiellement pourrait vaguement surfer sur le même créneau… (rires)

Et ensuite, il y a eu le deuxième Squids…
… Oui, et qui était encore mieux que le premier, dans le top 10 des jeux mobile en 2012, toujours avec cinq étoiles, et une bonne note sur Metacritic. C’était vraiment l’un de nos meilleurs jeux niveau polish.

Il a d’ailleurs fait un détour sur les plateformes Nintendo également.
On a pris le Squids 1 et le Squids 2, on les a re-packagés, améliorés à fond, intégré le début du troisième chapitre pour rajouter du contenu, et il est sorti sur 3DS et sur Wii U en 2014. Tout ça, en parallèle du jeu mobile Tortues Ninja, qui allait avec le film de Michael Bay. Ça nous a permis de faire une bonne pré-production sur Furi, et de le faire vraiment bien.

Puis, il y a eu Combo Crew, sur tablette, où l’idée de base était surtout de penser le gameplay en lien avec le support, sans avoir à passer par des vieux faux boutons d’interaction à l’écran ?
A l’époque, les jeux de combat sur tablette, c’était affreux. On a eu l’idée simple d’arriver à designer un jeu de combat qui serait à la foi très agréable à manipuler, tout en étant réactif, et en laissant une profondeur de jeu sans oublier d’être accessible. Finalement, ça a bien fonctionné, tant au niveau des joueurs que de la presse, car ils avaient apprécié la simplicité des contrôles.

Les contrôles pour moi, c’est la clé d’un jeu un minimum arcade, mais aussi parce que quand on fait un jeu, on doit avoir quelque chose d’unique à offrir. Là, c’était vraiment ce qu’on essayait d’offrir avec Combo Crew. Il existe un genre de jeu, qui est le beat’em up, qui a toujours existé sur console, et on n’a pas de représentant correct de ce genre sur mobile. Ils ont tous des virtual pads, et j’en avais cherché à l’époque sans en trouver. Du coup, j’étais frustré, et le truc qui s’en rapprochait le plus, c’était Fruit Ninja. Donc tu vois, c’est quand même assez lointain. Mais d’un point de vue du contrôle, on bastonnait des ennemis (… qui étaient en l’occurrence des fruits) avec ses doigts, et c’était vachement plus agréable que de diriger avec un virtual pad. Et c’est comme ça que c’est né, où on allait faire un beat’em up qui se joue avec le device, tel qu’il doit être utilisé ; avec du touch, avec du slide sur l’écran, avec du tap, mais pas avec une fausse imitation de pad.

D’ailleurs, c’est bien le premier truc qui m’avait sauté aux yeux sur Furi : les contrôles étaient super simples à appréhender. Et pourtant, je pars de très loin, parce que j’ai vraiment un skill tout pourri sur ce genre de jeux (rires)
Je compare toujours ça avec un instrument de musique ; en général, même si ce n’est pas vrai pour tous, tu prends une guitare, ça ne reste pas très compliqué. Après, entre un excellent guitariste et un débutant, va y avoir un monde. Dans la même idée, on donne quatre boutons ; c’est pas très compliqué à utiliser. Par contre, ce qu’on va demander en termes d’exécution va faire qu’il y a une grosse marge de progression. C’est cette persévérance et cette progression qui plait à certains et pas à tout le monde. On en est conscients. Mais il y en aura toujours une partie qui va adorer se voir progresser, essayer, et toujours s’améliorer.

C’est clair que le temps de passage d’un boss à un autre va énormément varier d’un joueur à un autre. Là où je met une heure à passer le premier boss, un pote va mettre quinze à trente minutes. Mais justement, ce gameplay exigeant était une idée de départ ?
Ouais, même si en fait, au début, on ne s’est pas dit qu’on allait faire un jeu « dur  » . A aucun moment on ne s’est dit ça. Même aujourd’hui, je ne considère pas qu’il est dur. Il y a par contre des erreurs de design en termes d’apprentissage. La plupart des gens vont mettre un peu de temps à comprendre tous les petits détails qui facilitent la vie. Par exemple, charger une attaque en même temps qu’on fait une esquive, charger un boost quand l’adversaire est au sol, la notion de base qui est de ne pas bourriner en attaque pendant la garde de l’adversaire mais d’attendre qu’il soit dans une animation qu’on appelle de recover, attendre qu’il ait terminé son attaque pour le punir, etc… Toutes ces actions-là ne sont pas bien expliquées dans le jeu, mais quand on a compris ça, il devient vraiment deux fois plus facile. Attention, je ne dis pas qu’il s’agit d’un jeu facile, et même un joueur habitué va avoir besoin d’un minimum d’apprentissage, mais ce n’est pas aussi compliqué qu’un God Hand, ou d’autres jeux de l’époque Capcom des années 90, qui étaient à mon sens beaucoup plus durs.

D’ailleurs, pour rester sur les contrôles, vous évitez l’écueil « je fais une combinaison de quinze touches pour sortir mon coup  » , ce qui est plutôt plaisant.
Ça, c’est un truc qu’on voulait vraiment éviter, d’avoir à apprendre des combinaisons de touches. En plus, la plupart du temps dans les jeux qui sont comme ça, on finit toujours par utiliser deux ou trois coups, et les cinquante autres ne servent à rien. Ce principe ne m’avait jamais vraiment plu, alors que dans des jeux comme Punch Out, on avait trois boutons dès le début, et tout résidait dans l’apprentissage de ce qu’allait nous faire l’adversaire ; fallait apprendre les patterns de chacun. Ça me plaisait, même si c’est vrai que c’est très old-school.

Ça restait aussi carrément jouable au clavier / souris, ce qui n’est pas forcément acquis pour ce genre de jeux. Pour ma part, je joue avec ce support, et rares sont les jeux où j’arrive à m’en sortir parce que ça a bien été pensé derrière.
Figures-toi que je n’y croyais pas quand on l’a fait. On s’est dit « Bon, c’est notre premier jeu PC. Faut qu’on fasse un support clavier / souris correct, parce que les joueurs PC s’attendent à ça  » . On y a passé un peu de temps quand même, on a essayé de le faire bien, mais je n’avais pas vraiment d’espoir. En fait, non seulement il y a plein de joueurs qui ont joué comme ça, mais il y a aussi des temps de speedrun incroyables. Donc ça reste aussi compétitif, et ce n’est pas un contrôleur du pauvre.

Justement cette notion de speedrun, c’était pensé dès le départ ?
Non du tout. Elle est arrivée après un an et demi de dev’, quand on a eu le jeu en version Alpha ; le jeu tournait, certains boss étaient plus avancés que d’autres, mais on avait déjà une vraie sensation de jeu. On faisait des playtests juste pour l’équilibrage. Nous, on était très très entrainés parce qu’on testait le jeu depuis un an. On voyait tous ces joueurs qui mettaient presque quarante minutes, alors qu’on en mettait trois pour battre le même boss. On s’est dit que la différence était incroyable, et que ce serait cool de voir des joueurs battre nos scores à nous… Ce qui est arrivé pour mon cas, en 48 heures ! (rires) Ça n’a pas trainé, et le meilleur du monde explose littéralement le score. Donc voilà, finalement, pour moi, c’est ça qui fait un bon jeu à speedrun.

Et comment s’est passée la rencontre avec le créateur d’Afro Samouraï, Takashi Okazaki ? Avant même que je ne récupère des infos sur le jeu, s’il y avait bien un truc que j’avais reconnu immédiatement, c’était son chara-design
Pour Furi, on avait décidé qu’on serait dans l’outstanding ; on voulait une direction artistique de fou, un character design de fou, une musique de fou, et un gameplay de fou… Du coup, on avait fait notre petite wishlist des characters designers avec qui on avait envie de travailler dans le monde, et Takashi en faisait partie. On a cherché son contact, on lui a envoyé un mail, il était intéressé, et on a fait appel à un interprète pour échanger un peu plus avec lui. Mais en fait, il était intéressé dès le début et il a dit banco. On est parti avec lui, et on est super contents qu’il ait travaillé avec nous sur ce jeu. Ça correspondait tout à fait à ce qu’on voulait, avec ses characters designs très inspirés, détaillés, un peu barrés… percutants.

D’ailleurs, pourquoi avoir fait ce choix d’une palette de couleurs très flashy ?
Il y a trois raisons en fait. Premièrement, chez The Game Bakers, on aime bien les couleurs, et tous nos jeux ont toujours été très colorés. C’est vraiment un choix éditorial. Avec Audrey, on a travaillé chez Ubisoft, et le gris et le marron, on a saturé. (rires) Donc maintenant, on met tout le temps de la couleur quand on peut ; bosser tous les jours sur un jeu coloré ça met vraiment de meilleure humeur. Ensuite, il y a un côté shoot’em up « feu d’artifice  » dans le game design, qui était un peu supporté par le fait qu’il y ait toutes ces couleurs qui popent ; ça faisait plus impressionnant visuellement, et ça permettait de mieux distinguer les feedbacks, d’avoir une bonne lisibilité sur certaines attaques dangereuses. C’était important. Et enfin, le dernier point, c’est qu’un jeu indépendant, aujourd’hui, s’il ne se distingue pas à tous les niveaux – graphiquement, par la musique, par le gameplay, etc… – bah il a moins de chance d’être visible et de survivre dans le temps. Donc là, on n’est pas en concurrence avec les triples A, on n’a pas un moteur de jeu avec un rendu incroyable, par contre, on peut se distinguer par la direction artistique.

C’est parti sur la même idée pour la partie musicale ; vous étiez partis pour travailler avec un artiste, ou tout un ensemble dès le départ ?
Dès le départ, on voulait travailler avec plusieurs artistes différents. L’idée étant que, dans Furi, tu passes de monde-prison en monde-prison, et chaque Gardien dispose de son look, sa raison de se battre, sa motivation. On pensait que ce serait sympa qu’ils aient des univers audio très forts et différents, tout en étant dans la même veine musicale. Du coup, on a fait appel à plusieurs musiciens ; au début, on en voulait un sur chaque boss, mais en fait il y en a qui étaient tellement bons qu’on s’est dit qu’il fallait les reprendre pour d’autres boss. (rires) Ça c’est fait comme ça. Carpenter Brut et Toxic Avenger en font plusieurs. Et c’est pareil, on a fait notre wishlist. Moi je connaissais Carpenter Brut, et les autres, on les a contacté avec un pitch, et ils ont dit banco aussi. On les a briefé, rebriefé, et rebriefé encore pour que ça donne le résultat que t’as dans le jeu.

Mais du coup, comment réussir à conserver une cohérence entre la zik, le jeu et son gameplay, plus la narration, avec autant d’artistes différents ?
C’est une question qu’on s’est posé dès le début. Déjà, pour la cohérence, on avait choisi d’avoir un artiste pour au moins un niveau. Au-delà de ça, on les a énormément briefé, sur les combats et leurs différentes phases. Après c’est sûr qu’il y a des différences entre certaines trames et ambiances, mais comme c’est un boss, un environnement, une ambiance, une musique, eh bien il y a une certaine unité malgré un changement d’univers qui est volontaire entre certains niveaux. C’est : qu’est-ce que je vais découvrir dans le niveau d’après ? Quel environnement ? Quelle musique ? Je trouve que ça fait pleinement partie de l’expérience. Il y a plein d’autres jeux où tu as une seule et même soundtrack, mais je ne pense pas que ce soit un frein à la cohérence de l’univers. Au contraire, je pense même que ça renforce l’identité de chaque boss.

Chaque musicien avait un ou deux – trois pour l’un d’entre eux – boss à faire. Chacun avait vraiment son univers, mais faut savoir qu’on les avait quand même choisi parce qu’on pensait que leurs styles musicaux allaient s’accorder et créer suffisamment de contraste. Par exemple, Lorn, le boss sur lequel on l’a casté, The Scale, ça allait très bien, où ça donnait justement un contraste, de la noirceur, un peu de tristesse… On les avait choisi à l’origine parce qu’ils allaient très bien ensemble, et qu’on avait déjà imaginé leurs musiques sur nos boss avec des morceaux qu’ils avaient fait précédemment. On avait Carpenter Brut qui avait donné la référence en donnant la première musique du premier trailer. Après, les autres musiciens ont entendu ça, et ils ont été portés par l’univers du jeu avec des vidéos de brief. Pour le character design, c’était toujours le même artiste. Pour les personnages et les dialogues, c’était encore une seule et même personne. Donc il n’y avait pas de problème de cohérence. Mais c’est vrai que ça aurait pu totalement partir en vrille. Il y a des musiciens, des groupes, avec qui on devait travailler, dont certains très célèbres et dont on ne pourra jamais dire le nom (rires), pour qui on n’a pas pris le travail, parce que ça ne matchait pas (… à notre grand désespoir).

Et le fait de faire appel à des artistes qui ne sont pas dans le jeu vidéo mais plutôt dans un circuit plus traditionnel de distribution musicale, j’imagine que ça a dû occasionner quelques nœuds au cerveau en termes de licensing ?
Oui, c’est l’enfer, faut le savoir, et surtout en France. Avec l’étranger, il n’y a aucun problème, mais à cause de la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique), c’est un enfer. Faut passer des mois à négocier des contrats, à négocier des taux, avec une machine opaque qui ne répond pas, qui change d’avis… C’est vraiment difficile de travailler avec la SACEM. Il faut aussi savoir qu’on paye des royalties aux musiciens sur les ventes du jeu. C’est des modes de fonctionnement qui ne sont plus du tout acceptés dans l’industrie. Personne à Ubisoft ou Square Enix ne ferait ça. C’est juste parce qu’on est indépendants qu’on a réussi à le faire. La question de la réforme de la SACEM est vraiment posée, pour que les gens puissent continuer à travailler avec des musiciens français, même si ça fait dix ans qu’on le dit. Tous mes amis musiciens sont partis au Canada pour pouvoir continuer à vendre leur musique sans se faire emmerder.

Donc là, il y a une partie des artistes qui sont français, et une autre où il y a des internationaux. Avec ces derniers, vous n’avez pas rencontré de soucis finalement ?
Ah bah ces internationaux là, ils n’ont pas de société de droits, ou alors elles sont beaucoup plus flexibles que la SACEM, donc tu n’as pas de difficulté à faire des contrats. C’est très simple, sans intervenants qui se rajoutent dans la boucle en réclamant un pourcentage sur les revenus des ventes de ton jeu, même pas les revenus nets après recoupe hein ! Ce sont des choses qu’on ne fait plus dans l’industrie.

C’est le genre d’expérience que tu renouvellerais ?
Ah bah c’était bien pénible ! (rires) Je le sentais venir, alors j’avais demandé à l’équipe de G4F, le label, de s’occuper de la négociation avec la SACEM, mais ça nous a quand même pris beaucoup de temps. Donc voilà, j’aimerai bien ne pas avoir à le refaire, mais probablement qu’on va le refaire quand même, parce qu’on a envie de bosser avec un groupe français. Donc, on verra ce qu’on peut faire, sachant que si tu signes avec un Square Enix pour faire ton jeu ou avec une autre grosse boîte, ils vont te dire « Bah non. Tu changes ta bande-son  » . C’est juste interdit. Tu peux en parler au mec de Life Is Strange qui s’arrache les cheveux sur le sujet depuis qu’ils ont signé avec Square Enix.

Pas sûr qu’ils acceptent de nous voir, mais je me note ça dans un coin (rires). Sinon, Furi ne va pas tarder à sortir sur Xbox One (le 02 décembre), et j’ai cru comprendre qu’il y avait une histoire d’exclu avec un boss spécifique ?
Ouais, c’est ça. On a un boss en plus dans la version Xbox One qui sortira d’abord sur cette console, puis qu’on mettra plus tard sur les autres plateformes.

Il y aura d’autres boss qui se grefferont plus tard, ou pas spécialement ?
Non, on ne s’imagine pas trop ça, et on ne fera pas de contenu additionnel. D’abord, parce qu’on n’a pas les moyens et qu’on est une petite équipe. On est en train de bosser sur notre prochain jeu ; il faut qu’on arrive à monter une démo, qu’on trouve le financement, etc… Furi ne rapporte pas des mille et des cent, ce qui nous aurait permis d’avoir une équipe qui continuerait à fournir du contenu dessus. Donc voilà, il faut qu’on passe à autre chose. On préfère que le joueur reste sur une bonne impression en se disant qu’il en aurait bien aimé plus, que l’inverse où il se dirait qu’il en a trop eu. C’est comme au restaurant ! (rires)

C’était une volonté de rester totalement indépendants ?
Oui, depuis le début. Pour tous nos jeux. On sait que c’est très difficile aujourd’hui de se faire connaitre, de se faire couvrir par des médias, d’autant plus lorsqu’on ne sort pas un jeu tous les six mois. Dans deux ans, les mecs ne nous auront pas oublié, mais ce ne sera plus forcément les mêmes journalistes, les mêmes contacts, etc… C’est difficile de maintenir une visibilité, et de se battre avec un budget marketing. Pour nous, c’est simple : on n’a pas de budget marketing. (rires) On fait juste un peu de la presse, du stream, on fait des speechs, des interventions sur des events caritatifs, avec par exemple Desert Bus de l’EspoirEmeric va vendredi 18 novembre. On a juste zéro force de frappe, donc c’est très difficile d’être connu par les joueurs. C’est d’ailleurs pourquoi on a fait un deal avec Sony qui nous a vachement mis en avant sur le Playstation Plus de juillet, et où plus de 2,7 millions de gens ont téléchargé le jeu…

… Ah oui, cool !
Ils l’ont eu gratuitement…

… Ah oui, moins cool ! (rires)
Mais bon, au moins, il y a beaucoup de gens qui ont entendu parler de Furi, beaucoup plus que si on l’avait sorti nous-même dans notre coin, sans rien.

Et en termes de financement, il y a une partie qui provient du CNC
… Oui, on a été aidé par le CNC, et par Creative Europe Media.

Justement, le Creative Europe Media, c’est la première fois que j’entends parler de ce fond-là…
Je crois que ça a commencé à 2014, et c’est un fond d’aide à la création européenne de jeux vidéo. C’est un jury qui attribue des points aux projets ; c’est très compétitif, où les meilleurs projets sont aidés. Si tu viens d’un pays de l’Est par exemple, tu as des points en plus, ou bien encore si tu as des travailleurs handicapés, ou que tu couvres des sujets extrêmement culturels – ce qui n’est pas notre cas. C’est une aide très difficile à obtenir, mais c’est une super aide. J’espère que ça va continuer et que notre prochain projet sera aidé également. Et puis, par dessus, on a rajouté nos fonds propres, tous les petits sous qu’on avait gagné ici et là avec nos jeux et Tortues Ninja, plus le deal avec Sony pour qu’ils nous mettent en Playstation Plus, en échange d’une somme qui correspondrait à la somme qu’on devrait avoir. Bien sûr, ça ne correspond pas du tout à la perte, mais ça nous a permis de boucler le projet en restant autonomes. On a choisi l’autonomie et l’indépendance créative contre la tune (rires).

Oui effectivement, c’est un gros coup de pouce en termes de visibilité, mais est-ce qu’il n’y a pas un moment où, entre guillemets, t’es dégoûté ? Ton jeu, il a été downloadé 2,7 millions de fois, mais le deal ne couvrait clairement pas autant.
Bah on ne pouvait pas être dégoûté, parce que sans ce deal, on n’aurait pas pu faire Furi comme ça. Ça se trouve, on aurait signé avec un éditeur qui nous aurait fait changer la musique, la difficulté, la couleur du lapin, etc… Ça n’aurait plus été le même jeu. Ça, c’est garanti. Combien de compromis on aurait dû faire ? On a juste choisi de le faire comme on voulait le faire, même si on savait pertinemment qu’il serait difficile à vendre. Sony ont été cool, car ils nous ont dit des trucs, mais ils nous ont laissé ne pas les écouter. (rires)

D’ailleurs, ce qui m’a fait halluciner en matant les crédits c’est que, OK vous êtes à peu près dix dans la core team,  mais pas loin de 90 personnes ont contribué au final sur Furi… Ça doit représenter des coûts de production assez énormes !
C’est entre un et deux millions d’euros, ce qui correspond au haut du panier du budget indépendant. Il n’y a pas beaucoup d’indépendants qui arrivent à réunir un tel budget sans s’appuyer sur des publishers.

Bon, sinon, vous avez touché à un peu toutes les plateformes ; mobile, Nintendo, Playstation, PC, bientôt Xbox le 02 décembre avec Furi. Il ne vous reste plus que la VR à appréhender ?
(rires) On était tenté par la VR, mais ce n’est pas forcément notre force de frappe. On est devenu assez bon sur les jeux d’action / aventure, et la VR c’est une toute autre approche. C’est potentiellement plus mass market, de choses qu’on ne sait pas spécialement faire avec des contrôles pointus et des gameplay en profondeur. On ne se l’interdit pas, mais on s’est juste dit que ce n’était pas la meilleure chose à faire pour nous. On a tellement de projets qu’on se dit « Ah oui, peut-être pas tout de suite finalement  » . (rires)

Donc, pour résumer, ce que l’on retrouve (… et retrouvera) typiquement dans toutes les productions de The Game Bakers, c’est un visuel et un habillage sonore forts, des contrôles simples mais un gameplay exigeant, et des choix tranchés / assumés qui ne chercheront pas à satisfaire à tout le monde ?
C’est ça. Même si effectivement avec Furi on cherchait à toucher une niche, si demain je dois faire un jeu dans un genre beaucoup plus accessible, ça ne me pose pas de problème. Par contre, on va essayer de se démarquer par la direction artistique et le gameplay. D’ailleurs, notre prochain jeu sera plus accessible que Furi, sans que cela veuille dire qu’il plaira à tout le monde pour autant. En tout cas, on essaye de donner un peu de caractère, et d’oser là où les autres n’osent pas. C’est un peu David contre Goliath, mais il ne faut surtout pas qu’on chercher à se battre sur le même terrain, sinon on va se faire manger.

Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Ben on a la version Xbox One qui sort le 02 décembre, après on aura le boss additionnel qui arrivera sur PC et PS4, ainsi qu’une petite surprise en décembre normalement. Après, il faut juste que les gens sachent que s’ils ont aimé Furi, il ne faut pas qu’ils pensent qu’on a gagné des millions avec ce jeu, car on arrive à peine à se rembourser. Donc si les gens aiment les jeux que l’on fait, il ne faut surtout pas hésiter à les acheter, ou un t-shirt, ou un vinyle ; on a besoin de cet argent pour faire notre prochain jeu, pour continuer à surprendre, et de pousser la barre un peu plus haut.

Je sais jamais quoi répondre à cette question. Hmm… Disons qu’il faut jouer à Furi maintenant, parce qu’en début d’année 2017, il va y avoir Persona et Nier Automata, et que ça va demander un minimum de temps à tous les terminer. C’est mon dernier mot ! (rires)

Merci pour l’entretien, et bon courage pour la suite !

 

Prix: 19,99 €

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A propos de l'auteur : Toupilitou

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